Édition numérique - Acadie Nouvelle

JOUER À LA BOULE

HUGO BOURQUE

Des fois, on est fait pour ça, des fois, on n’est pas fait pour ça.

Le sport, je ne suis vraiment pas fait pour ça. Mais quand j’étais petit, je me souviens d’avoir souvent été voir mon frère jouer à la balle-molle. Bon, j’avoue que je regardais rarement le terrain. Disons que mon attention était plutôt attirée par les frites et l’odeur du ketchup chaud du restaurant du stade de L’Étangdu-Nord.

Un autre parfum qui flottait très souvent dans les environs était sans contredit celui du Muskol. Parce que pour survivre à une soirée de balle-molle, il te fallait beaucoup d’anti-bibittes. De toute évidence, les maringouins aimaient plus le sport que moi, et ne rataient aucun match, eux. Impossible pour nous d’y aller sans revenir avec une trâlée de piqûres un peu partout sur le corps.

Qu’à cela ne tienne, chaque fois qu’il y avait une partie, je m’y rendais complètement badigeonné de stuff à maringouin. Je passais mon temps à me promener autour du terrain et à me bourrer la face dans toutes sortes de cochonneries que j’avais achetées au petit restaurant. Et tout ça, sans jamais vraiment me préoccuper de qui allait gagner la partie. Quand tu ne voulais pas te faire manger en vie par les moustiques, tu pouvais aussi rester dans ton char pour suivre la game. Plutôt mourir asphyxié, les vitres fermées, à fumer tes Craven A, que d’exposer ta peau bronzée aux maringouins affamés.

Au terrain de balle-molle de L’Étang-du-Nord, il y avait deux paliers de stationnement: la plupart du monde collait sur la petite butte, en haut. On y voyait bien, tout en se trouvant assez loin de l’action pour ne pas recevoir une boule perdue directement dans son windshield. Mais les plus courageux d’entre nous choisissaient parfois de descendre la butte pour aller se parker en bas, juste derrière la clôture. Pour assumer ça, il fallait généralement avoir une voiture de couleur… rouille.

Je me souviens aussi que derrière le terrain, dans le coin des circuits, on trouvait de grosses bouillés de bleuets. Quand c’était la période, mon coeur balançait souvent entre le petit fruit sauvage et la frite sauce. Mais là, en plus du maringouin, il fallait faire attention à la mouche à yèpe qui était reine dans ce coin-là.

Je ne regardais pas vraiment la partie, mais je ne ratais pas grand-chose, quand même. Je remarquais autant les lancers rapides d’Yves à Napoléon que les catchs de celui qu’on appelait La mouque à Jim. J’entendais très bien Pierrette à Octave qui criait «Awaye, Daniel! Awaye, Daniel!» plus fort que tout le monde dans les estrades. Je m’amusais des surnoms de joueurs comme «Chip au fromage» ou «Les eureilles de papeulah».

Mais chaque fois, un personnage me fascinait davantage. Celui qui s’occupait du stade et sans qui aucune partie n’aurait eu lieu là: Wilfrid Cyr. Il était toujours présent. Dès qu’il y avait une petite imperfection sur le terrain, il débarquait en vitesse avec son râteau qui avait plus de dents qu’il en avait dans sa propre bouche et raclait tout ce qu’il y avait à racler. Je le trouvais fascinant parce que, personnellement, je ne l’ai jamais vu ailleurs aux Îles que sur le terrain de balle-molle. Je soupçonne même qu’il dormait entre le marbre et le premier but. Sinon, de mon côté, je balle-mollais parfois en lançant des boules sur le mur de la boulangerie. Mais ma pratique s’arrêtait pas mal là. Jusqu’au jour où, un été, je ne sais pas quel maringouin m’avait piqué, mais je m’étais inscrit au terrain de jeu, en balle-molle. Moi, celui que le sport avait déjà renié trois fois, telles les trois prises avant un retrait. Je n’étais tellement pas à ma place que, lorsqu’un joueur de l’équipe adverse s’amenait au bâton, je lui souhaitais bonne chance.

Pas un «bonne chance» de baveux. Un vrai et sincère souhait de réussite.

J’ai dû suivre à peu près trois cours avant de commencer à chercher des raisons pour ne pas m’y rendre. Tranquillement pas vite, j’ai abandonné l’activité. Mais la dernière fois que j’y suis allé, je m’en souviens comme si c’était hier: j’étais assis dans l’autobus à Gérard à Maurice qui me ramenait chez nous. La radio était ouverte et, aux nouvelles, ils nous ont appris le décès de Gerry Boulet. C’est la première fois de ma vie que j’éprouvais une émotion du genre pour quelqu’un que je ne connaissais, finalement, pas vraiment. Une véritable boule dans la gorge; la seule réelle façon à moi que j’ai trouvée pour jouer à la boule.

Des fois, on est fait pour ça. Des fois, on n’est pas fait pour ça.

On se r’parle.

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